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Through the thick and thin
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13 mai 2011

Daho et débat #1

1986. J'ai 8 ans et j'entends en boucle sur la platine vinyle de ma sœur -alors âgée de 16 ans- une chanson qui fera date dans l'histoire de la pop française, et dans ma p(r)op(re) histoire: Épaule Tatoo. Cette intro en forme de trotteuse d'horloge éléctronique, ces clap-claps synthétiques, ces nappes de Korg à la Depeche Mode, contemporains de l'affaire.

Et ce refrain. Cette mélodie-jeu de mots intemporelle, témoin d'une époque ou les mots 'night-clubs' et 'tatoo' étaient encore à la mode.'Ouh, tabou, ton épaule est tatoo, t'es toute à moi, toute à moi'

Sur la pochette du 33 tours se détachent deux initiales, au dessus de la photo d'un brun ténébreux au visage grave, tenant dans ses doigts la fin d’une cigarette, le soleil contrastant avec sa belle mine de trentenaire désabusé.

E.D. Etienne Daho. Pop Satori. 'Album fondateur de la pop française' balance carrément Wikipedia.

J'ai 8 ans alors, et je ne sais pas encore que plus de 24 ans après, je considérerai cet album et l'œuvre toute entière de cet artiste comme fondateurs de mon château-fort musical. A l'époque, Daho posait déjà les premières pierres. Bien avant que Lou mélange le ciment. Que Michael S. tienne la truelle. Que Régine et Win coupent le bois. Que les frères Dessner et Matt Brenninger s'occupent des 16. Que Bruce fasse saillir ses muscles sous son marcel blanc en clouant les planches.

Des attractions

Il n'est pas de hasards, il est des rendez-vous, pas de coïncidences

Aller vers son destin, il semble que Daho l'ait fait depuis ses débuts dans la capitale bretonne. Transmusicales de Rennes, Paris, Manchester, Londres. Pop Satori le bien-nommé[1], l'album de son décollage réalisé par William Orbit (futur producteur de Madonna, Blur) scelle la pierre sur laquelle il ne cessera de graver ses mots. Ou plutôt le filin sur lequel il ne cessera de se tenir debout, comme un funambule de l'écriture. Car Etienne Daho semble toujours être en équilibre dans les airs. Les airs de ses chansons, les airs de ne pas y toucher, planqué derrière cette pudeur que sa voix chaude et grave laisse apercevoir. Etienne low-profile, Etienne 'M'avez-vous déjà vu quelque part?’

Des attractions, des astres, il en est d'ailleurs question dans la plupart de ses chansons. On pourrait même écrire un mémoire de géographie sur les chansons de Daho; qui traiterait autant de ses 'voyages immobiles', de sa géographie du cœur souvent brisé que de ces lieux dont il parsème plusieurs de ses compositions: Vedra, Rome, New-York café Reggio, Saint-Lunaire, Lisbonne, Amsterdam, Sables d'Or et puis, Paris.

Les chansons de Daho sont des invitations au voyage: 'Aimer à loisir/Aimer et mourir/ Au pays qui te ressemble ! Les soleils mouillés/ De ces ciels brouillés/ Pour mon esprit ont les charmes/ Si mystérieux/ De tes traîtres yeux/ Brillant à travers leurs larmes' Ce poème de Baudelaire, décrivant ses envies d'ailleurs a apparemment été mis en musique par un de ces contemporains, Henri Duparc en 1857.

Et si c'est bien Jean Genêt que Daho décide de reprendre en 1998 avec le superbe live 'Sur mon Cou', tiré du poème 'Le condamné à mort', les similitudes avec l'œuvre de Baudelaire sont troublantes dans toute sa discographie.

Le spleen y côtoie l'idéal. Le paradis enfin trouvé, l'enfer de la souffrance amoureuse. Les étoiles, le soleil et la lune sont éclipsés par l'obscurité douloureuse de l'introspection.

La perfection pure n'a souvent pas de prix, la rechercher me détruit, puis je reviens à la vie

Dans un 'Un homme à la mer' –c'était bien là le fameux paradis/ y mettre un pied marin et se sentir saisi/ par ton regard clair(…) pour devenir un autre(…) je ne te caresse qu'avec les yeux(…) j'n'ai aimé que ton mystère, j'aurais du mieux faire- on retrouve le thème de l'idéal (incarnée par la femme chez Baudelaire): cet être envoûtant, mystérieux, sensuel, à la fois aimant et protecteur mais aussi beauté inaccessible et allégorie de l'absolu. Dans 'Soudain', Daho file à nouveau la métaphore du paradis, l'aboutissement de sa quête: 'Soudain, quel est ce rayon éblouissant? élu parmi ces milliers de passants sans rêve/ qui ne savent pas être heureux/ Comme si j'étais assis, là-haut au paradis'

Etienne Daho poursuit une quête à travers ses chansons; celle de Baudelaire, celle de Brel dans la chanson du même nom[2], celle de Perdican et de Camille chez Musset[3]

C'est particulièrement vrai dans sa chanson 'Le Brasier' qui figure sur l'album 'Corps et Armes' paru en 2000. On y retrouve tous les thèmes de celui qui recherche l'amour absolu: la quête sans fin, l'illusion de la perfection incarnée par l'autre, la déception, la chute (le spleen), le 'happy being sad'. Puis la ressource, le recommencement, un nouvel espoir et la certitude intérieure du Graal au bout du chemin (de croix)

'Que vive la flamme, que vive la flamme/ Pour à nouveau prendre feu et brûler jusqu'au bout/ Cet irrépressible espoir/ S'accrocher à des détails, l'espoir/ Si la vie se charge de me refaire tomber/ Sans personne à mes côtés/ Si à nouveau la solitude me déprave/ Tu sais même les épaves/ Sont de la trempe des braves/ Vois tout au fond de moi/ Ce brasier qui ne s'éteint pas'

Cette attente de l'autre comme un double, comme une moitié, se retrouve également dans la première chanson du même disque, la bien-nommée 'Ouverture' avec ses cordes graves qui précédent les premiers mots de Daho. Il y est aussi question de ce destin amoureux dont on serait le héros, perdu au milieu de la foule qui fourmille sans se douter de ce qui se trame[4]: 'aller vers son destin, l'amour au creux des reins, la démarche paisible/ Porter au fond de soi, l'intuition qui flamboie, l'aventure belle et pure/ Celle qui nous révèle, superbe et enfantin, au plus profond de l'âme(…) j'arrive au rendez-vous, dans l'épaisse fumée, le monde me bouscule/ Réfugié dans un coin, et observant de loin la foule qui ondule/ Mais le choc imminent, sublime et aveuglant, sans prévenir arrive'

Paris, Ailleurs

           Si jamais d'aventure, je recherche l'aventure. Café, Paris, le Flore, où tu me dis je t'adore

Transversalement à ce thème de l'amour absolu dans les chansons de Daho, une unité y est importante: le lieu. Il a parfois une existence topographique réelle (Rome, Vedra, etc.)  mais s'y manifeste également sous forme d' 'ailleurs'. Un ailleurs tel que décrit par Baudelaire comme un pays idéal, lieu de tous les possibles, et surtout de l'amour possible. Et tout comme Baudelaire dans la deuxième partie des Fleurs du Mal (les Tableaux Parisiens) qui se noie dans Paris en quête de la beauté ultime, Paris apparaît dans les chansons d'Etienne Daho comme un point névralgique. Contrastant justement avec ses envies d'ailleurs, de fuite, d'ascension dont on parlera plus loin. L'album 'Paris, Ailleurs' cinquième LP sort en 1992, et ne regroupe pas moins de 5 singles dont 'Des Attractions désastre' qui ouvre le disque et 'Paris, Ailleurs' qui le clôt. Ces deux chansons parlent chacune dans leur genre de l'étourdissement du protagoniste dans la grande ville, rencontres instantanées puis zappées, coups de cœurs éphémères, épicurisme citadin: 'en plein cœur de l'ivresse/ au milieu du chaos/ accoudé à un bar/ vous m'appeliez Daho(…) les provocs' de cette foutue ville rendent certains hyper hostiles/ mais moi j'avoue qu'ça m'tente'. Des vers 'Des attractions désastre', dont celui-ci 'sur les cimes ondulantes et hop! J’enchaîne’ fait écho à ceux de 'Paris, ailleurs' ou Daho chante: 'Paris, où ça ? Paris, ici/ Paris, où ça?/ Ailleurs... te perdre, me perdre... / Quoi... tu m'railles ?/Alors, bye.../ Enchanté, welcome, vous prenez ?'' En 1992, Daho parle déjà de la génération 2.0, celle qui refuse d'attendre plus de 5 minutes pour télécharger un album; celle qui teste, rencontre, donne son 06, fait un cross-check sur les goûts en commun, se rappelle ou pas, ne se recroise peut-être jamais dans 'la grande ville'. Et enchaîne.

Dans cet album, Paris inspire un Daho qui s'étourdit et qui fait face à ses amours successives, toujours dans l'ambivalence de cette foi en l'amour supérieur qui attend[5] (des hauts) et du désespoir conséquent des échecs qui plombent, qui noient[6] (des bas).

Un peu plus tôt dans sa discographie, toujours dans le fameux 'Pop Satori', Daho évoque déjà Paris dans la magnifique 'Paris, Le Flore'. A travers la tranche de vie d'un jeune homme qui s'installe à une terrasse de café, sur une intro synthétique entêtante de reverb', c'est tout le symbole de l'amour qui vient quand on ne l'attend pas que revêt justement cette chanson: 'Après-midi, Paris c'est fun, en terrasse, attablé / Regards lourds de sens et connivence pour qui cherche une main / Je n'attends vraiment rien, je viens pour y lire des bouquins / Artaud, Miller puis faut qu'j'aille / Trainer sans raison'

Image mentale de la chanson très efficace: je suis seul et beau à la terrasse d'un café (pas n'importe lequel, le Flore), je suis libre comme l'air, créatif ('l'art est ma raison'), je ne cherche rien ni personne à tout prix ('l’art est ma raison #2), je suis sensible et cultivé (je lis Antonin Artaud et Arthur Miller). Mais pourtant, je t'attends; toi que je ne connais pas encore. Qui me dira 'je t'adore'.

Dont acte. Qui n'a jamais fantasmé sur une rencontre improbable à une terrasse de café? Seule devant sa menthe à l'eau, dans la torpeur d'un après-midi baigné de soleil? 'Serait-il l'élu?' Le Paul Atréïde d'une vie. Qui, en plus d'être pas mal, lit de la poésie et des auteurs subversifs, et si ça se trouve écoute Bach aussi bien qu'il ne loupe jamais une finale de Champions League?

          Ce soir, je n'ai d'yeux que pour toi qui cherche Dieu sait qui, Dieu sait quoi.

Ce thème de l'étourdissement à la recherche de quelqu'un, de quelque chose dans la ville, s'écoute brillamment dans la chanson 'Sortir ce soir', single sorti une première fois sur 'la Notte, La Notte' en 1984 puis en version 'live' sur l'excellent Live Ed de 1989. Rares sont d'ailleurs les versions live dépassant les versions studio. C'est le cas de 'Sortir ce soir'. Cette chanson où Daho dit 'de cocktails subtils en filles dociles/ de discours faciles en regards mobiles/ le nuit brille de tous ses feux/ la clope, paradis pour tous ceux (tousseux?)/ qui cherchent, Dieu sait qui, Dieu sait quoi' est une sorte de préliminaire à 'Des attractions désastre' qui sortira presque dix ans plus tard. Cette sorte de tourbillon nocturne, l'attraction des bars où la rencontre va peut-être arriver: 'je vais encore sortir ce soir/ je le regretterai peut-être' qu'on peut entendre à l'inverse comme 'si je ne sors pas ce soir, vais-je peut-être louper LA rencontre?' Dans le même temps, Daho y met en filigrane le côté mécanique et répétitif de ces rencontres tout au long de la chanson; et c'est la même construction que l'on retrouve dans 'Des attractions désastre': d'un côté la description de quelqu'un qui ne cherche rien tout en ayant un besoin irrépressible de trouver; cette part blasée, réaliste sur la futilité des rencontres, sur les codes des comportements amoureux, sur la nécessité de tester ses limites 'se frotter à tout c'qui bouge/ de palaces en bouges', sur le tout pour le tout 'dans le noir dans le ton/ quel que soit l'abandon pourvu qu'il soit le bon'. De l'autre côté, la fin des chansons de Daho représente toujours un espoir, la lumière de l'aube qui se lève, la rayon vert de l'amour qui le transperce, la rencontre épiphanique tant attendue. 'Mais ma ligne de fuite s'est brisée pour me mettre à la colle de tes vingt deux étés/ J'abandonne aujourd'hui mes attractions désastre et tu viens avec moi, faire l'avion' est sans doute la plus belle phrase de toute la discographie d'Etienne Daho.



[1] Le satori désigne une expérience qui se prolonge, à l'instar d'un bébé qui apprend à marcher – après beaucoup d'efforts il se tient debout, trouve son équilibre et fait quelques pas puis tombe (kenshō). Après un effort prolongé l'enfant se rendra compte un jour qu'il peut marcher tout le temps (satori)

[2] Rêver un impossible rêve/ Porter le chagrin des départs/ Brûler d'une impossible fièvre/ Partir où personne ne part/ Aimer jusqu'à la déchirure/ Aimer, même trop, même mal/ Tenter, sans force et sans armure/ D'atteindre l'inaccessible étoile/ Telle est ma quête/ Suivre l'étoile. (J.Brel, La Quête, 1968)

[3] On ne badine pas avec l'amour (Musset, 1834)

[4] ce qui fait écho au 'parmi ces milliers de passants sans rêves, qui ne savent pas être heureux' de 'Soudain', citée plus haut.

[5] C'est l'attrait du danger/ Qui me mène à ce lieu/ C'est d'instinct / Qu'tu me cherches et approches/ Je sens que c'est toi (Saudade – Paris, Ailleurs)

[6] J'me sens comme un homme à la mer / Mon coeur de pierre n'a vu qu'la moitié de la mer / Comme un homme à la mer / Qui s'est déjà noyé me comprenne (Un homme à la mer – Paris, Ailleurs)

 

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